Il n’y a rien de pire, à mon sens, pour un enseignant de maternelle, et surtout un enseignant de Petite Section, de se retrouver face à un document d’évaluation à remplir et de ne rien pouvoir cocher. Comme s’il n’avait pas travaillé, comme s’il n’avait rien enseigné, comme si ses élèves n’avaient pas progressé.
C’est ce désarroi que je rencontrais régulièrement devant le «livret scolaire» à remplir une ou deux fois par an.
Dans quelle case indiquer que mes élèves se préparaient à écrire ? à lire ? à compter ? Alors qu’au final ils manipulaient perles, pâte à modeler, puzzles, livres…
Tout ce temps au coin cuisine, au coin voiture, servait-il vraiment à quelque chose ?
Même si cela m’agaçait sans que je sache trop pourquoi, les parents n’avaient-ils pas raison de dire à leur enfant tous les matins : «Amuse-toi bien !» ?
Comment donner du sens à toutes ces activités que je savais précieuses ?
C’est en concevant les étapes progressives sur le parcours de maternelle que je peux associer de façon explicite tout ce travail de fond avec les attendus de fin de cycle. Les objectifs à long terme sont clairs.
Cela me permet d’envisager une nouvelle façon de donner les consignes.
Il faut que les élèves sachent où les mène chaque tâche et en quoi ces tâches seront réussies.
À partir de cette réflexion, je commence chaque consigne par une formule du type :
Pour vous préparer à écrire…
Et je la termine par :
Comment saurez-vous que vous avez réussi ?
Ainsi, des listes de critères de réussite s’élaborent au fur et à mesure, pour chaque tâche, avec les élèves.
Ainsi, du haut de leurs 3 ans, ils apprennent à dire : « J’ai réussi ! » au lieu de « J’ai fini ! », et savent en quoi leur travail est réussi. Il leur arrive même de négocier une réussite parce qu’ils ont mené à bien 2 critères sur 3 !
Je présente le cahier de réussite aux élèves et leur demande de le mettre dans leur casier. Ils pourront le feuilleter quand ils veulent, aller le chercher sans l’aide d’un adulte pour que nous le remplissions ensemble.
Ils sont très fiers d’avoir cette responsabilité, même s’ils ne comprennent pas vraiment, au départ, ce que cela veut dire.
Très rapidement des habitudes s’installent.
À l’accueil, comme lors du réveil échelonné, les élèves s’entrainent : reconstitution du prénom avec des pions lettres, algorithmes en perles, traces sur feuilles, puzzles de plus en plus complexes, et m’appellent quand ils réussissent, pour prendre une photo et garder la trace dans le cahier de réussite.
J’ouvre des cahiers spécifiques à certains apprentissages : cahier du prénom, cahier d’écrivain.
J’ouvre un cahier d’entrainement pour y mettre les essais.
Dans le cahier de réussite, plus besoin d’annoter : ni smileys, ni couleurs, ni lettres. Le fait d’être dans ce cahier indique que c’est OK.
Quand la gestion du temps me le permet, l’élève qui a réussi va chercher son cahier de réussites dans son casier. Nous datons ensemble l’étape qui l’emmène vers un attendu de fin de cycle et insérons dans l’autre partie du cahier la preuve en image ou en texte de ce succès. Sinon, l’élève glisse dans son cahier de réussite les éléments à coller. Il sait que ce sera complété avec ou sans lui en différé.
Certains aiment prendre ce cahier en arrivant en classe pour regarder le travail accompli. Ils en parlent avec les copains. Je me rends compte que ce temps est riche en langage, sert la mémorisation et l’automatisation et développe tutorat et coopération.
Enfin, je consacre un moment une à deux fois par mois selon la période pour la gestion du cahier :
C’est un atelier « évaluation positive » pendant lequel les élèves prennent leur cahier de réussite pour le mettre à jour avec mon aide, celle d’élèves de CM gentiment « prêtés » par ma collègue de cycle 3, ou celle de Willeke, la meilleure ATSEM au monde.
Celle-ci m’accompagne tout au long de cette expérimentation. Elle fait preuve de patience et de confiance. Elle s’approprie la façon d’observer, d’écouter, d’accompagner les élèves pour être partie prenante de l’évaluation positive. Elle ose sortir régulièrement de sa zone de confort, prête à tester de nouvelles expériences.
Lors de la réunion de rentrée, j’explique aux parents ce que je compte mettre en œuvre, pourquoi, et dans quel état d’esprit.
Je leur propose de participer à cette expérimentation en leur consacrant un espace dans le cahier de réussite.
La consigne est simple : être à l’affut de ce que l’enfant réussit à l’extérieur de l’école et en apporter une preuve en image, sans texte, pour permettre à toutes les familles de participer et de se sentir en sécurité affective.
Ainsi, les photos, les dessins arrivent de temps en temps en classe et je me charge de les insérer dans le cahier de réussite avec l’élève concerné.
J’accueille à nouveau les parents au mois de janvier, puis fin mai. Ils viennent tous en classe avec leur enfant pour que je puisse les accompagner dans la lecture du parcours sur les 3 ans et les productions recueillies dans le cahier de réussite.
Comme les enfants ont l’habitude de feuilleter ce cahier et qu’il est à leur disposition, ils prennent en charge leurs parents en commentant leur travail. Je passe, j’écoute, je sollicite, je questionne, je réponds, je rectifie, je rassure, je propose, … Bref, je ne laisse pas ces nouveaux outils aller dans les foyers pour m’assurer de la compréhension de tous et du respect de mon état d’esprit.
Les parents adhèrent complètement au projet. Enfin, ils comprennent où en est leur enfant, comment il progresse, ce qu’il a appris, compris. Tout est très clair et lisible pour eux. Une maman se réconcilie même avec l’école : enfin, on ne lui dit plus que sa fille est en difficulté, on lui indique ses progrès et le prochain objectif à atteindre. Un moyen pour elle de se sentir compétente dans sa posture de maman.
À la fin de cette année, je sens mes élèves fiers, impliqués, motivés. Ce cahier de réussite prévu pour les suivre sur le cycle s’arrête là. Mes collègues n’ont pas changé d’avis et ne veulent pas reprendre les outils construits.
Peu importe. Même si un travail d’équipe est idéal pour le suivi des élèves, il n’est pas indispensable. Je préfère travailler seule et, comme le colibri, faire ma part.
Ce qui est donné est sûrement pris, des graines sont semées.